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Through the looking glass / Midori Takada, comp., perc,
Musique audio
Edité par WRWTFWWR ; RCA Japan , 1983
En 1983, la scène new wave japonaise connait une période des plus fastes. Alors que Yellow Magic Orchestra sort Naughty Boys, la pop weirdo bondissante de Mariah se fend du "super culte" Utakata no Ibi, tandis que de l'autre côté du spectre, des joyeusetés comme Chakra ou Phew (dont vous pourrez lire très bientôt notre interview réalisée lors du dernier Sonic Protest) pointent également le bout de leur nez. D'une manière générale, l'effervescence artistique du pays semble prendre le pouls de la scène culturelle mondiale, ingurgitant, malaxant et déglutissant tout ce qui peut s'y tramer en termes de contre-culture, de legs artistiques européens, de réappropriations des quatre coins du globe, tout en ne se départant pas d'une touche japonaise hybride. La musique qui en ressort est difficilement identifiable de prime abord, digestible par tous, et on n'est pas loin de penser que c'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles ces disques ont aussi bien résisté à la patine du temps. Le label Palto Flats a d'ailleurs flairé la bonne affaire en rééditant l'année dernière le premier album de Mariah. Aujourd'hui, en compagnie des Suisses de We Release Whatever The Fuck We Want Records, il s'attaque à un autre gros morceau du pays, plus ambient, plus expérimental, mais d'une beauté tout aussi évidente : la réédition en vinyle du Through The Looking Glass de Mikodi Takada, longtemps introuvable et atteignant des sommes stratosphériques chez les revendeurs plus ou moins bien intentionnés.Le disque échappe cependant peut-être encore plus que ses contemporains aux catégorisations et aux points de reconnaissance immédiats, et encore aujourd'hui, semble n'exister que par et pour lui-même. Plaçant l'écoute sur la carte du songe et de l'immersion plutôt que de l'implication volontaire de l'auditeur, il rappelle l'intérêt que porte Steve Reich à la même époque pour les percussions africaines traditionnelles. Le phasing des marimbas sur le morceau "Crossing" évoque ainsi le Drumming du compositeur américain, tandis que d'une manière générale, le disque semble plus proche du travail d'un Jon Hassel et Brian Eno quelques années plus tôt sur leur album collaboratif Fourth World Volume 1 que des disques de ses contemporains nippons. Pourtant, sur Through The Looking Glass, Midori Takada puise aussi bien dans les traditions culturelles japonaises (l'utilisation de l'harmonium en drone, qui rappelle la manière dont s'en servaient les écoliers japonais avant la guerre, comme elle le rappelle elle-même dans une interview pour le Guardian) que des influences américaines suscitées, peut-être plus évidentes. Venant du sérail classique, percussionniste de formation, notamment au sein de l'illustre Mkwaju Ensemble qu'elle quitte peu de temps avant d'enregistrer cet album, Midori Takada fait feu de tout bois : bouteilles de coca-cola, l'harmonium suscité, collages sonores, carillons s'entrechoquent et s’imbriquent dans un concassement rythmique, dont on retient paradoxalement avant tout une limpidité et une attention infinie portée aux détails. Le disque a été enregistré en deux jours, ce qui rend d'autant plus fascinante la précision des procédés usés. Disque aussi bien rousseauiste (le peintre, pas le philosophe) que carrollien, il doit son doux sentiment d'hallucination à ses polyrythmies et la multiplicité de ses sons (d'oiseau, de cours d'eau, de vent, de bruits de ferraille) tout autant que le célèbre roman de Lewis Carroll (auquel son titre fait référence) doit le sien à ses polysémies, quiproquo et jeux avec le langage. On ne sait vraiment ce qui constitue l'attrait de cette musique près de 40 ans après. Mais on a tout de même notre petite idée : sûrement est-ce dû à l'espace que la musicienne permet à l'auditeur de se créer lui-même à l'intérieur du disque, et qui fait qu'une fois qu'on l'a pénétré, on ne soit en aucun cas disposé à repasser de l'autre côté du miroir. LE DRONE (https://le-drone.com/)