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Color out of space : B.O.F. / Colin Stetson, comp., interp, prod.
Musique audio
Edité par Ace Pictures , 2019
On avait laissé Colin Stetson il y a quelques années maintenant sur sa relecture de la 3ème de Gorecki. Le Canadien, saxophoniste à l’origine, a fait du chemin depuis, aussi bien en solo avec un 5ème album, All This I Do For Glory, plutôt réussi, qu’en tant qu’illustrateur et compositeur de musiques de film où il aligne maintenant jusqu’à quatre BOs par an. On avait noté une belle partition pour le film Hérédité d’Ari Aster, parmi les grands travaux, mais rien d’aussi percutant et remarquable que la musique qu’il signe aujourd’hui pour l’impeccable Color Out of Space.
Difficile, comme à chaque fois, de séparer complètement l’attrait d’une bande originale du film qu’elle accompagne. Les amateurs de Lovecraft n’auront pas besoin qu’on leur fasse la leçon mais ne diront pas non à un petit encouragement tant les adaptations du maître de Providence sont souvent décevantes. Color Out of Space est tout simplement un film grandiose et probablement le meilleur rôle de l’immense Nicolas Cage depuis une éternité. On est assez loin de la figure azimutée de Mandy mais tout de même quelque part entre le père responsable qu’il incarne dans beaucoup de films catastrophe, solide et plein de solennité sympathique, et (sur la fin) le dingo de Sailor et Lula ou le Jack Nicholson de Shining.
La réalisation de Richard Stanley, le réalisateur culte et maudit malgré lui de l’Ile du Dr Moreau (voyez le documentaire qui raconte l’histoire de ce film avec Brando et Val Kilmer), est magnifique de sobriété, d’inspiration et surtout d’une fidélité exceptionnelle à la nouvelle de Lovecraft. Pour ceux qui ne connaissent pas le matériaux originel, on est dans du Lovecraft pur jus avec une famille qui emménage dans la campagne américaine. La mère a eu un cancer du sein, la fille célèbre des rituels Wicca, tandis que le père (Cage, génial comme il sait l’être, donc) emmerde tout le monde avec un élevage d’alpagas. La femme ne veut plus baiser depuis son opération, internet ne passe pas et la tension s’accumule jusqu’au moment où une météore s’écrase brillant d’une belle lumière pourpre dans la nuit tranquille, accompagnée seulement d’une odeur putride. On en restera là pour le résumé mais la Couleur envahit alors progressivement les pourtours d’Arkham et précipite tout le monde dans la folie.
Le film est formidablement angoissant, précis, sobre quand il le faut et passionnant lorsqu’il s’engage dans la description des instants de folie et de la monstruosité de la Couleur. Il rend avec beaucoup de précision le rapport entre la folie intérieure, déjà en place donc, et celle qui est précipitée par l’agent extérieur. Ce sont ces qualités là que Stetson rend à la perfection lui aussi avec une bande-son complexe, atonale et qui rejette toute théâtralité orchestrale. Stetson travaille ici beaucoup une matière, proche de la couleur, qu’il obtient en mélangeant des instruments classiques et une base électronique. Il s’engouffre d’emblée dans une forme d’angoisse ou du moins de climat inquiétant qui introduit le dérangement alors même que l’histoire n’a pas démarré. Son West of Arkham est angoissant à souhait et la plage qui accompagne la présentation de la famille Gardner est elle aussi parmi l’une des plus belles du disque. En quatre minutes, Stetson livre un mouvement qui dévoile toutes les ambiguïtés de la famille aimante, les liens d’attention et d’affection entre les membres de la famille, mais aussi l’espace qui s’est installé entre les uns et les autres.
Très vite, on bascule (et c’est évidemment un bonheur pour un saxophoniste) dans un univers de chaos. Contact fout la trouille, mais ne se contente pas de partir en vrille free jazz. Tout est ici tenu avec une main de maître, suggérant une étrangeté qui s’organise et va dérouler un plan qui renvoie, bien entendu, aux intentions de Lovecraft. S’il est difficile de se pâmer sur l’ampleur des compositions ou sur leur force mélodique, on reste stupéfait par le pouvoir de fascination de la BO et sa capacité à entrer en résonance avec les images qui restent à l’esprit après qu’on a vu le film. Dinner’s Ready porte sur elle une forme de suspense et une intensité qui explose sur un final réellement diabolique. Stetson fait parler la Couleur sur Peaches!, alignant des pièces qui renforcent notre sentiment d’irréalité et de bascule dans un monde alternatif. Sans doute abuse-t-il un peu des mises en perspective et des plongées en eaux profondes (on trouve cela entre autres sur Stranded), des suspensions climatiques et des saillies métalliques à base de synthé et cymbales, mais on a aussi des plages vraiment réussies comme le fascinant Alpacalypse, qui accompagne la transformation des gentils alpagas en animaux agressifs. Il y a une lenteur menaçante à l’œuvre, des craquements, des bruits d’ambiance (City Hall) qui suggèrent la décomposition progressive de tout ce qui fait société, de tout ce qui fait famille. Le final (The Color) est un exploit de quatre minutes où l’on tient cette fois un développement orchestral mais complètement en ordre dispersé et sans queue ni tête. On est évidemment pas certain d’en avoir terminé avec tout ça.
Stetson signe avec cette Color Out Of Space une bande originale planante et lugubre, psychédélique et post-moderne, qui, si elle ne comporte pas en elle-même d’épisodes mémorables ou de thèmes bouleversants, est une réussite majeure dans sa capacité à éclairer le film et à en enrichir le traitement avec intelligence et une pertinence qui lui appartient. Ce n’est pas une BO spectaculaire ou qui tâcherait de tirer la couverture à elle mais une BO de service qu’on peut réécouter avec plaisir après avoir vu le film. Un excellent travail d’artisanat donc et une affirmation du talent et des qualités d’adaptation de son auteur. [https://www.sunburnsout.com/colin-stetson-color-out-of-space-original-motion-picture-soundtrack-milan-records/]